De l’adab dans la pensée de Ghazâlî et de l’importance du savoir (‘ilm)

(Par Lyess Chacal, Fondateur des éditions Oryms, docteur de l'université)
Il les thèmes d’adab ont été, depuis le VIIIème siècle au moins, monnaie courante dans les écrits de célèbres prosateurs. Il s’agissait en fait de codifier et de délimiter les règles et référents premiers du comportement. Dès lors, suivant que l’auteur d’un traité d’adab appartenait au milieu des cadis ou à celui des théologiens, la notion d’adab se révélait différente et parfois diamétralement opposée d’un écrit à l’autre.
Il reste malaisé de donner une définition concise et concrète de ce qu’est l’adab. Est-il d’ailleurs nécessaire de préciser que l’historicité même du mot adab montre que c’est le pluriel âdâb qui a été le plus fréquemment utilisé contrairement au singulier adab. Il existe, ainsi, divers usages qui composent un grand ensemble de “directives” comportementales.
Si le mot adab prend, au début de l’époque abbasside, le sens de civilité, courtoisie et raffinement citadin par opposition à la rudesse bédouine, il équivaut chez Ghazâlî au sens éthique de bonne moralité de l’âme.
Toujours est-il que l’adab correspond à une somme de connaissances pratiques plus que théoriques qui doivent conférer à l’homme un comportement idéal.
Grande est la place du ‘ilm16 dans la pensée ghazalienne. Pierre angulaire de sa réflexion et de ses argumentations, le savoir (‘ilm) est, d’une part, empirique c’est-à-dire qu’il résulte d’une pratique assidue des prescriptions religieuses énoncées par Ghazâlî qui doivent inciter l’homme à refouler ses vils penchants et redonner aux vertus un caractère habituel et continu ; il est, d’autre part, un savoir a priori découlant directement des enseignements du Coran, science par excellence, savoir suprême énoncé par Dieu source même du savoir.
Ainsi, le savoir est-il, chez Ghazâlî, le vecteur principal de la connaissance de Dieu. C’est le savoir qui, dans un premier temps, amène à prendre conscience de sa confession religieuse, donc de sa foi en Dieu, et c’est lui encore qui, dans un second temps, conduit à une connaissance approfondie, voire même intime, de Dieu.
On comprendra ici aisément que cette conception du savoir justifie ou plutôt explique l’édification d’une première forme de hiérarchisation sociale et, dans une certaine mesure, d’adab.
Dès les premières pages du "traité consacré au savoir", Ghazâlî cite deux versets coraniques pour étayer ses thèses. Le premier verset est tiré de la sourate az-zumar (verset 9) où il est écrit plus spécifiquement: « Sont-ils égaux ceux qui savent et ceux qui ne savent point ? » ; le second verset est, quant à lui, tiré de la sourate Fâtir (verset 28) : « Seuls, les savants redoutent Dieu, parmi Ses serviteurs ». C’est ainsi que l’on entrevoit d’ores et déjà le fil directeur de sa réflexion qui va consister, de manière subtile, à justifier et à démontrer qu’il existe nécessairement (pour ne pas dire fatalement) deux catégories distinctes l’une de l’autre.
Il convient ici de s’interroger un instant sur le rôle que peut jouer l’adab. Le savoir, nous l’avons dit, est primordial chez Ghazâlî. Il est non seulement la marque distinctive de l’homme parce que, nous dit-il, « l’élément distinctif par lequel l’homme se démarque du reste des animaux c’est le savoir »17 (Ihyâ’, I, 18) mais il est aussi et surtout ce qui justifie que le souverain soit, dans la hiérarchisation ghazalienne, subordonné au savant. Il écrit en effet (en citant un certain Abû-l-Aswad) : « rien n’est plus fort que la science. Les souverains dirigent les gens et les savants dirigent les souverains » (Ihyâ’, I, 18). Ainsi, loin de se contenter d’une opposition traditionnelle entre élite (khâssa) et vulgum pecus (‘âmma), existe-t-il, par delà la classe dirigeante, un pouvoir souverain intemporel et fiable applicable en tout lieu et en tout temps.
L’adab intervient ici comme marqueur d’une première stratification sociale tripartite18. Aussi, l’adab chez Ghazâlî, exclut-il, ici, les sciences autres que religieuses et qui, chez d’autres auteurs, constituent la majeure partie des connaissances requises chez tout adîb. Il existe, de ce fait, deux types de sciences ; les sciences proprement religieuses (al-‘ulûm ash-shar‘iyya) et les sciences autres que religieuses (al-‘ulûm ghayr ash-shar‘iyya). Pour Ghazâlî, toutes les sciences religieuses sont louables (Ih., I, 28) ; elles font même partie des obligations religieuses communes (furûd al-kifâyât). Il évoque, alors, le devoir de ne s’affairer qu’aux sciences dites “utiles” qui consistent en ce que l’homme puisse, par l’habitude, se parer des vertus louables et délaisser les vices destructeurs, ce qui, au demeurant, est la fonction même de l’adab. Plus encore, au-delà de cette approche distinctive entre sciences utiles et sciences blâmables, se profile une subdivision entre savants de l’au-delà (‘ulamâ’ al-âkhira)19 et savants de l’ici-bas (‘ulamâ’ ad-dunyâ) souvent assimilés par Ghazâlî aux savants corrompus (‘ulamâ’ as-sû’). Cependant, cette démarche n’est pas novatrice. En effet, nous savons combien le Qût al-qulûb d’Abû Talib al-Makkî20 (mort en 996) a influencé la rédaction de l’Ihyâ’, et il n’est pas étonnant de découvrir à la lecture de l’Ihyâ’, et toujours dans le traité du savoir, qu’al-Ghazâlî reprenne textuellement des pans entiers des idées d’al-Makkî, et plus particulièrement les chapitres où sont abordés la distinction entre savants de l’au-delà et savants de l’ici-bas21 (p. 253 du Qût al-qulûb. Cf aussi les pages 255 et 256 du tome 1).
Le ‘ilm ainsi défini par Ghazâlî, n’est que le prélude au parachèvement de l’adab qui, nous le verrons plus loin, est un processus minutieusement élaboré et dicté pour les hommes qui aspirent à la véritable connaissance de Dieu. C’est ce même ‘ilm qui va concourir à l’apparition de la certitude (yaqîn) dans le cœur. C’est à ce moment précis que l’adab peut s’épanouir et s’imposer à l’homme. Ghazâlî écrit en effet : « parmi les enseignements de la loi se trouve la certitude que Dieu le Très Haut t’observe à tout moment…et le fruit de cette certitude c’est que l’homme soit, dans son isolement, maître de son comportement, à l’instar de celui qui se trouve en présence d’un souverain qui porte le regard sur lui. Il ne cessera alors d’avoir la tête baissée, d’être éduqué dans ses gestes, de contrôler le moindre de ses mouvements qui iraient à l’encontre de l’adab… » (Ihyâ’, I, 90).
L’adab devient ici le “tuteur” des actes. Or, comme chez Aristote, Ghazâlî estime que les vertus ne peuvent être que le fruit de l’habitude, d’une pratique rigoureuse et assidue. (cf. à ce sujet le kitâb at-tawba dans Ihyâ’, IV, premier traité). Aristote écrit d’ailleurs dans son Étique à Nicomaque : « ainsi donc, ce n’est ni par nature, ni contrairement à la nature que naissent en nous les vertus, mais la nature nous a donné la capacité de les recevoir et cette capacité est amenée à maturité par l’habitude »22. Eu égard à l’importante place consacrée au ‘ilm, le cheminement spirituel va se distinguer plus clairement dans la réflexion de notre auteur, contribuant à faire de l’adab le caractère même des dispositions morales que Ghazâlî estime nécessaires dans la pratique.