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La vie d'al Ghazâlî (m. 1111) avant la célébrité

Dernière mise à jour : 21 févr.

(par Lyess Chacal, docteur de l'université Paris 4 Sorbonne)


Ġazâlī est né en 450/1058 à Ṭûs[1] dans le Khorasan iranien. Franck Griffel dans al-Ġazâlī’s Philosophical Theology[2] vient mettre à mal bon nombre d’éléments que l’on considérait comme intangibles sur la vie de Ġazâlī, et situe la date de naissance de notre auteur aux alentours de l’année 448 de l’hégire et non pas en 450 (il émet les mêmes réserves sur ses périodes de retraite spirituelle et son retour à l’enseignement). L’histoire veut qu’Abû Ḥâmid b. Muhammad al-Ġazâlī soit issu d’une famille modeste dont le père filait de la laine (ġazal) et qui, selon certains historiens, auraient donné le nom de Ġazzâlī avec la gémination du zayn (tašdīd), gémination en usage dans cette province iranienne où les noms de métiers portaient cette caractéristique (qassâr pour le foulon ou ḫabbâz pour le boulanger par exemple) d’où ce patronyme.


D’autres y ont vu une filiation (nisba) à un village du nom de Ġazâla. Bref, à y regarder de près, jusqu’à sa nisba, Ġazâlī, que nous écrirons donc avec un seul “z”, n’a jamais cessé de se trouver au cœur de toutes les polémiques possibles et imaginables. Si nous avons choisi de consacrer quelques lignes à ce sujet en apparence de peu d’importance, c’est qu’elles témoignent d’une réelle difficulté à appréhender “sereinement” l’auteur dans sa globalité sans risquer d’être pris dans ces “tourmentes” et nous égarer, par mégarde, dans d’interminables disputes à qui cernera le mieux ce personnage si connu qu’il reste certainement, et c’est là tout le paradoxe, l’un des auteurs les plus énigmatiques de la pensée islamique[3]. Ne dit-on pas d’ailleurs dans nos sociétés modernes que trop d’informations tue l’information ? Pour A. Badawī, établir avec précision la biographie d’auteurs aussi illustres que Ġazâlī ou Aristote est une tâche ardue car « il est naturel que la réalité et le mythe s’entraident pour leur conférer une place si éminente [dans l’histoire humaine] »[4].


Sur un tout autre plan, ces questions relatives à la nisba doivent, dans cette culture arabo-musulmane (notre auteur est d’origine perse ne l’oublions pas !), être prises très au sérieux et ne pas être reléguées à de vulgaires informations insignifiantes. C’est souvent cette nisba qui est transmise de génération en génération et c’est cette même nisba qui, pour les hommes connus, est synonyme de leur gloire ou de leur déshonneur. Preuve en est que c’est bien sa nisba (al-Ġazâlī) qui est le plus souvent citée. Cette nisba[5] ainsi que la célèbre šuhra[6] de Ḥujjat al-islâm (la preuve de la religion) sont devenues les noms distinctifs de l’auteur de l’Iḥyâ’.


Par ailleurs, certaines sources rapportent l’existence d’un oncle de Ġazâlī, portant le même patronyme, et lui-même illustre juriste de son temps sans que l’on puisse établir avec certitude la réalité ou non d’une telle affirmation. Il est vrai que la ville de Ṭûs s’est illustrée, à bien des égards, comme une « pépinière » de savants et de théologiens renommés.


Le destin d’Abû Ḥâmid al-Ġazâlī est, dans les premières années de sa formation intellectuelle, intimement lié à celui de son frère Ahmad (m. 519/1126), qui aurait lui aussi suivi la voie mystique. Sentant la mort venir, leur père décide de les confier tous deux à l’un de ses amis adepte du soufisme. Subkī rapporte que ce soufi vivait dans le dénuement le plus complet. Une fois épuisée la modeste somme que le père des deux enfants lui avait laissé pour subvenir à leurs besoins, il ne put continuer à assumer cette lourde charge et dû se résoudre à les confier à des médersas qui, en plus de l’enseignement, leur garantiraient gîte et nourriture. Ġazâlī et son frère côtoient très tôt les lieux les plus en vue en matière d’enseignement théologique. Ils étudient à Nishapour, et notre auteur se distinguera parmi les étudiants qu’instruisait le grand savant sunnite Abû al-Ma‘âlī al-Juwaynī (m. 478/1086), surtout connu sous le nom d’Imâm al-Ḥaramayn pour avoir longuement séjourné au Hedjaz suite à l’hostilité avouée du vizir des Seldjoukides, al-Kundurī (m. 456/1064).


Pour comprendre la place qu’occupe Ġazâlī dans l’histoire de la pensée islamique, il nous faut ici relater une anecdote relative à un événement marquant qui se serait produit dans la vie de notre auteur et qui a certainement contribué à renforcer ce sentiment d’avoir affaire à un personnage hors du commun. Nous ne nous encombrerons pas, volontairement, de savoir si cet épisode est ou non authentique mais voici ce qu’il en est. Lorsque Ġazâlī rentra de Jurjân, après avoir assisté aux enseignements dispensés par al-Ismâ‘īlī (m. 477/1084) et avoir consigné par écrit la célèbre Ta‘līqa de ce maître, la caravane de voyageurs avec laquelle voyageait Ġazâlī à son retour fut attaquée par des bandits de grands chemins qui la dépouillèrent avant de prendre la fuite. Fait assez extraordinaire, notre auteur entreprit de les poursuivre au plus grand étonnement des voleurs dont le chef exhorta Ġazâlī à partir le menaçant, bien entendu en pareilles circonstances, de le tuer. Ġazâlī ne se démonta guère et le pria de lui rendre ses notes qui, ajouta-t-il, leur seraient de peu d’utilité. Le chef demanda alors : « “qu’est donc que ces notes ?ˮ Et Ġazâlī de répondre : “les cahiers dans ce sac. J’ai abandonné mon pays pour écouter, pour écrire et pour apprendre ce qu’ils contiennent.ˮ Le voleur rit et répondit : “comment prétends-tu les avoir appris si, une fois dépouillée d’elles, tu n’as plus de science ?ˮ » Il rendit les cahiers à Ġazâlī qui entreprit d’en apprendre le contenu par cœur. Ġazâlī, en évoquant cet épisode, dit avoir passé trois années entières à apprendre par cœur le contenu de ses cahiers afin de ne plus jamais revivre pareille mésaventure. En dépit des nombreuses variantes de ce récit, ce dernier suffit à construire la légende d’un auteur atypique de par la finesse de sa pensée et le large éventail de connaissances accumulées tout au long de sa formation.


Il est communément admis qu’Al-Juwaynī joua un rôle considérable dans la vie de Ġazâlī tant par le savoir qu’il lui dispensa que par l’opportunité qu’il lui offrit d’accéder à un homme de pouvoir en la personne de Nizâm al-Mulk[7], vizir du sultan Malik Shâh connu pour accueillir les professeurs et les envoyer dans les différentes provinces dans lesquelles il avait fondait plusieurs écoles, et qui avait nommé al-Juwaynī directeur de la Nizâmiyya. Al-Subkī ne manque pas de préciser que Ġazâlī commençait à susciter chez al-Juwaynī quelque jalousie, même s’il dissimulait en son for intérieur toute l’admiration qu’il avait pour son étudiant[8], détail en soi important et qui témoigne d’une intelligence hors norme de notre auteur.


Cette rencontre décisive avec le vizir seldjoukide et leurs contacts réguliers de 478/1085 à 484/1091 inaugurèrent son entrée quelques années plus tard à la célèbre médersa Nizâmiyya de Bagdad où, d’après le récit qu’en a fait al-Fârisī (m. 529/1135), condisciple de notre auteur, Ġazâlī se mesurera souvent aux autres théologiens[9]. Ces événements contribueront à sceller une complicité certaine entre ces deux hommes (par amitié ou par intérêt mutuel ?).

Sa notoriété atteignit celle des plus grands dignitaires du Dâr al-Islâm et le Calife le consultait pour la gestion des affaires de l’État. Il est intéressant de constater, en lisant al-Fârisī, combien le contenu de l’œuvre majeure qu’est Ihyâ’ ‘ulūm al-dīn (Revivification des sciences de la religion) fait écho à la vie même de Ġazâlī, comme si, par souci d’expier ses propres péchés, il ressentait le besoin de faire partager sa propre expérience pour éviter que d’autres ne commettent les mêmes erreurs. Cette ascension jusqu’aux plus hauts sommets du pouvoir semblent soudainement interrompue par une crise que d’aucuns considèrent comme spirituelle, d’autres intellectuelle. Farid Jabre s’interroge, avec raison, sur les circonstances qui ont poussé notre auteur à quitter Bagdad et à « s’éclipser » pendant de longues années y voyant plutôt, et à juste titre pensons-nous, l’influence d’événements extérieurs tragiques l’ayant conduit à craindre pour sa propre sécurité.

[1] Macdonald situe Ṭûs à proximité de la ville moderne de Meshhed en Iran tout en précisant qu’il n’en reste plus aucun vestige. Cf. Duncan B. Macdonald, « The Life of al-Ghazzâlī, with Especial Reference to his Religious Experiences and Opinions », Journal of the American Oriental Society, 20 (1899), p. 71-132. [2] Livre paru en 2009 aux éditions Oxford University Press. [3] L’article de Franck Griffel, (« al-Ghazâlī or al-Ġazzâlī? On a Lively Debate among Ayyûbid and Mamlûk Historians in Damascus » Islamic Thought in the Middle Ages : Studies in text, transmission and translation, in honour of Hans Daiber, éd. Wim Raven et Anna Akasoy, Leyde, Brill, 2008, p. 101-112) qui a inspiré les lignes précédentes, est à ce titre très enrichissant et bien documenté. [4] A. Badawī, Mu’allafât al-Ġazâlī, Koweït, Wikâlat al-maṭbû‘ât, 1977², p. 9. [5] Pour approfondir ces questions relatives à l’onomastique, citons la thèse de Doctorat de Jamel Neji (plus particulièrement le chapitre I) Les titres honorifiques musulmans (al-alqâb) au Maghreb médiéval : rôle et significations, thèse soutenue le 8 février 2003, sous la direction de Pierre Guichard, université Lumière–Lyon 2 (inédite). [6] Nom sous lequel une personne est le plus connue. [7]Niẓâm al-Mulk était déjà en place depuis de nombreuses années puisqu’il fut nommé vizir par le père de Malik Shâh, Alp Arslan, en 456/1063. [8] Cette jalousie relatée par al-Subkī était due, d’après l’interprétation qu’en a faite Maurice Bouyges, au fait que Ġazâlī commençait déjà à écrire avant même qu’il eut commencé l’enseignement, chose peu répandue chez les étudiants de ces temps. Essai de chronologie des œuvres de al-Ghazâlī (Algazel), éd. M. Allard, Beyrouth, Imprimerie catholique, (« Institut de lettres orientales de Beyrouth », 14), 1959. p. 8. [9] La biographie de la vie de Ġazâlī établie par Abû l-Ḥasan ‘Abd al-Ġâfir b. Ismâ‘īl al-Fârisī est en fait rapportée par Ibn ‘Asâkir (m. 571/1175) dans son livre intitulé Tabyīn kadib al-muftarī, Damas, Maṭba‘at al-tawfīq, 1928, p. 291-306.


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