Les musulmans et la mer, une histoire ignorée.

Par Lyess Chacal (Docteur de l'université, fondateur des éditions Oryms)
Commençons par écrire qu'au vu de l’étendue du sujet, nous nous contenterons, dans ce modeste article, d’aborder quelques points marquants de l’histoire maritime en terre d’islam afin d’inciter les uns et les autres à s’y pencher plus longuement.
Si nous vous parlons du Génois Christophe Colomb mort en 1506 (il a servi les Espagnols, mais il n’était pas Espagnol !) ou du Portugais Vasco de Gama (m. 1524) vous nous répondrez certainement que vous reconnaissez là les noms de grands navigateurs européens des 15e -16e siècles. Si nous évoquons l’amiral andalou Khashkhash al Bahri (mort entre 859 et 862) ou l’Arabe Ibn Mâjid (m. 1500), vous ne serez certainement pas en mesure d’en faire autant. Ces derniers mériteraient, pourtant, de figurer dans les manuels d’histoire au regard de ce qu’ils ont apporté à la navigation maritime à leur époque.
L’expansion de l’empire musulman, dès les premières années, met aux prises les Byzantins qui avaient déjà une flotte bien fournie, et le jeune empire musulman de Damas représenté par la dynastie des Omeyyades. Cette dernière qui, les premières années, ne pouvaient encore rivaliser avec la flotte byzantine, entreprit de faire construire les premiers arsenaux destinés à la fabrication de navires de guerre pour contrer les attaques ennemies venant de la mer ; mais c’est en Occident musulman, entre le Maghreb et l’Andalousie que les musulmans vont montrer leur maîtrise des eaux. Les premières influences maritimes sont le fait de communautés de marins déjà installées, tout naturellement, le long des côtes. En l’absence d’une véritable politique maritime centrale, diverses communautés s’adonnent à la course en mer pour aller ici et là accoster sur les rives d’autres pays méditerranéens (France, Italie par exemple) pillant ce qui pouvait l’être. La prise de conscience politique semble intervenir au 9e siècle environ avec une reprise en main progressive par le pouvoir central qui va non seulement créer des arsenaux pour la fabrication et l’entretien des navires, mais surtout une administration qui va instituer des règles précises liées au commerce maritime, en prélevant notamment des taxes sur les marchandises, et à l’effort de guerre en désignant des amiraux chargés de contrer les attaques ennemies. On parle de Dâr al Sinâ‘a en arabe qui, selon les endroits, désignait soit l’administration maritime soit l’arsenal. On doit au souverain omeyyade d’Andalousie, Abdelrahman II (822-852) la volonté de reprendre le contrôle des activités maritimes. A ce titre, les Vikings, qui attaquèrent à maintes reprises les côtes andalouses, furent repoussés et vaincus entre 859 et 862 environ par l’amiral Khaskhash al Bahri qui perdit la vie au cours de l’une de ces batailles navales. L'un des plus importants arsenaux se trouvait à Séville qui, grâce au seul et plus grand fleuve navigable de l'époque, al Guadalquivir, (al Wâd al Kabîr en arabe) permettait d'accéder à la mer atlantique. Différents moyens de propulsion existaient essentiellement au moyen de voiles et/ou de rames. En général, les vaisseaux de guerre étaient souvent plus petits et donc plus rapides que les bateaux de commerce. Le mu'allim, le pilote du bateau donc, tenait un long aviron axial appelé rijl en arabe. Il avait, en général, une très bonne connaissance des eaux et caractéristiques des fonds marins ou plus particulièrement de l'emplacement des nombreux rochers disséminés le long des côtes. Les sources arabes sont malheureusement assez pauvres. Durant les siècles suivants, cette maîtrise de la mer va se confirmer jusqu’au 13e siècle environ. On aura bien ici et là, quelques victoires non négligeables de flottes musulmanes à l’instar de celle des Ottomans contre les Vénitiens alors qu’ils attaquaient l’île de Chypre au XVIe siècle, mais le déclin se fera progressivement plus important notamment face à la domination portugaise qui poussa son avantage jusque dans l’océan indien. Sur le plan spirituel, cette fois-ci, la mer a toujours occupé une place non négligeable dans le Coran. Elle est souvent associée à la toute puissance divine. Elle est le symbole du miracle divin. Tout d’abord au travers du célèbre récit de Moïse et de la mer fendue par Dieu qui, soudainement, s’abat sur les armées de Pharaons, en passant par la mésaventure du prophète Jonas (Yûnus) englouti par un animal marin (baleine ou autre ?) qui emmènera Jonas dans les abysses sous-marines avant de le « relâcher » suite à cette célèbre invocation : « Nul divinité à part toi. Pureté à toi ! J’ai été du nombre des injustes. »
La mer est aussi le symbole de la générosité divine. Les marins qui, pris dans des vagues hautes comme des montagnes, se mettent à invoquer Dieu alors que leurs cœurs s’en étaient détournés, trouvent dans la prière, un refuge nécessaire à la peur qui les envahit face à la violence des flots déchaînés. Ce sujet éminemment important mérite, incontestablement, plus que les quelques lignes que nous y avons consacré. Mais laissons Saladin, le jeune héros que nous avons imaginé pour aborder l’histoire et la spiritualité musulmanes, nous en dire plus. Le passage, par lequel nous concluons notre article, est tiré du tome 2 de Saladin et l’anneau magique parut le 15 mars dernier aux éditions Oryms :
« Le ciel était limpide et d’un bleu resplendissant. La mer démontée n’était qu’un lointain souvenir ; elle fit place à une mer apaisée et silencieuse. La mer reste volontiers obscure ; elle est patente et secrète comme l’écrivait Hugo. La mer cache ses coups. Elle est mystérieuse. Saladin fut ébloui par la luminosité ambiante et surtout par le reflet des rayons du soleil sur le bleu de l’eau. Une main se posa sur sa tête comme pour le rassurer. Il sursauta légèrement et ne cacha pas sa joie à la vue de l’homme qui était assis à ses côtés et qui contemplait cette immensité à l’endroit que l’on appelle « horizon » ; là-même où ciel et mer se rejoignent pour ne former plus qu’un :
— Si Mohand ! Que je suis heureux de vous retrouver. J’ai eu si peur, dit Saladin.
— Je suis tout aussi heureux que toi de nos retrouvailles Saladin ; approche mon enfant et contemple avec moi l’horizon.
— Dans quel but Si Mohand ? interrogea Saladin.
— Que vois-tu au loin, demanda le vieil homme ?
— À vrai dire, je ne vois que de l’eau. Il n’y a rien d’autre.
— Non, ne me parle pas de ce que tes yeux voient. Laisse ton esprit et ton cœur observer cette immensité.
— J’ai du mal Si Mohand à comprendre ce que vous attendez de moi.
— Très bien ; je vais t’aider alors. Que penses-tu du calme de cette mer ?
— Après ce que j’ai vécu dans ce cauchemar, elle me fait peur dans tous les cas. Mais je la trouve bien calme. Elle donne le sentiment d’être disciplinée.
— Son calme est une illusion mon enfant. Au-dessous, la vie pullule. Les mêmes drames de la vie s’y jouent comme sur terre. Les prédateurs sont nombreux et impitoyables. Le gros poisson mange le petit. La mer est source de vie. Elle est nourricière et nous offre toutes ses richesses. Elle est à l’image de notre Créateur : douce dans la quiétude et dure dans la colère.
— Elle est effrayante Si Mohand. Cette immensité me fait penser à l’infini. En regardant au loin, elle donne le sentiment de n’avoir aucune limite ; elle se confond avec le ciel. Elle me fait peur Si Mohand !
— Ta remarque sur l’infini est pertinente Saladin. Aurais-tu oublié ce joli verset : « Dis : « Si la mer était une encre [pour écrire] les paroles de mon Seigneur, certes la mer s’épuiserait avant que ne soient épuisées les paroles de mon Seigneur, quand même Nous lui apporterions son équivalent comme renfort. »